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Intervention de Denis RAPONE, président de l’Hadopi, lors de son audition sur larégulation audiovisuelle et numérique par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication

29 novembre 2018

Intervention de Denis RAPONE, président de l’Hadopi, lors de son audition sur la régulation audiovisuelle et numérique par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication.

Le jeudi 29 novembre 2018, Palais du Luxembourg (salle Clemenceau).

 

SEUL LE PRONONCE FAIT FOI

Madame la présidente, Madame et messieurs les sénateurs, je vous remercie beaucoup pourcette invitation à débattre collectivement des régulations audiovisuelles et numériques.

L’Hadopi est née il y a bientôt dix ans pour répondre à deux objectifs principaux :

  • D’une part, la lutte contre le développement de pratiques de piratage massives sur les réseaux pair à pair ;
  • D’autre part, et en l’occurrence à l’initiative du Sénat, la nécessité d’accompagner le développement de nouvelles offres culturelles légales sur Internet pour favoriser la création.

L’Autorité a contribué activement ces dernières années à la diminution des pratiques de piratage en pair à pair et à la valorisation des offres respectueuses des droits des créateurs.

Mais l’évolution rapide des technologies numériques et des usages qui y sont liés a donné lieu à l’émergence de nouvelles pratiques de piratage qui interrogent sur les moyens d’action de l’Hadopi pour y faire face. En effet, si l’institution est aujourd’hui en mesure de lutter efficacement contre les usages illicites en pair à pair, elle reste désarmée pour s’attaquer aux sites illégaux de streaming et de téléchargement direct, pourtant désormais majoritairement utilisés par les internautes pour pirater les oeuvres culturelles.

S’impose donc à nous la nécessité d’adapter notre capacité d’action à cette nouvelle donne numérique, en renouvelant l’approche qui prévaut jusqu’ici en matière de lutte contre le piratage et qui vise, en pair à pair, l’internaute contrevenant qu’il s’agit de sensibiliser, de responsabiliser, de dissuader et, si rien n’y fait, de réprimer. Face au piratage par la voie du streaming ou du téléchargement direct, il n’est plus possible, pour des raisons techniques et juridiques, de mettre en cause l’internaute. Il faut aller à la source et combattre directement les sites contrefaisants qui permettent ces formes de piratage. Ce sera le premier point de mon propos.

Je dirai ensuite un mot, dépassant le seul cadre des adaptations propres à l’Hadopi, de ce que nous pourrions attendre, plus largement, de l’évolution des politiques publiques de régulation à l’ère numérique.

*

Les sites et services donnant illégalement accès à des oeuvres culturelles protégées se sont démultipliés depuis 2009 dans tous les secteurs de la création. Nous sommes désormais confrontés à un écosystème illicite structuré et résilient. Dans le seul domaine audiovisuel, le plus touché désormais, on compte plus de deux milliards d’actes de contrefaçon en ligne par an.

Aujourd’hui, deux voies d’action existent :

Il existe la voie judiciaire. Les ayants droit peuvent conduire des actions au pénal et au civil pour obtenir la fermeture ou le blocage des sites pirates. Ces procédures sont conduites avec succès, mais elles peuvent s’avérer longues et coûteuses pour certains ayant droits et sont malheureusement, alors même qu’une décision judiciaire à l’encontre d’un site est intervenue, très rapidement rendues inefficaces par des outils techniques de contournement ou par des répliques des sites incriminés.

Il existe également des dispositifs d’autorégulation : dans le cadre de chartes signées entre ayants droit et acteurs de la publicité ou du paiement en ligne, les ayants droit peuvent signaler les sites contrefaisants à ces acteurs pour que ces derniers cessent de collaborer avec eux. L’objectif de cette démarche, dite « Follow the money », est que les sites pirates soient privés de revenus.

Mais ce dispositif résulte d’accords strictement privés et présente une certaine insécurité juridique. On pourrait par exemple se demander sur quelle base les acteurs de la publicité ou du paiement en ligne fondent la rupture de leurs relations contractuelles avec les sites que les ayants droits leur dénoncent comme contrefaisants ou quelles seraient les voies de recours en cas d’erreur d’appréciation. En outre, les sites visés ont là aussi pu imaginer des solutions de contournement en structurant leur modèle économique autour de nouveaux intermédiaires de la publicité ou du paiement en ligne, eux-mêmes frauduleux.

Ces voies d’action ont des résultats mais rencontrent aussi des limites que nous nous devons de dépasser. Il faut sortir de l’ambiguïté qui permet à un site contrefaisant de se répliquer dès que les procédures engagées contre lui ont abouti à son blocage ou de se financer via d’autres acteurs frauduleux et de rester ainsi fréquenté par des millions d’internautes.

C’est pourquoi nous souhaitons que l’Hadopi dispose d’une compétence générale de caractérisation des sites contrefaisants.

Sur la base de critères objectifs et transparents, ce travail de caractérisation par l’Autorité publique pourrait tout à la fois :

  • renforcer et sécuriser les dispositifs d’autorégulation en place,
  • faciliter l’office du juge susceptible de solliciter l’expertise de l’institution, (donc alléger les contraintes probatoires pesant sur les ayants droits pour établir en justice qu’un site est contrefaisant),
  • et contribuer à assurer l’effectivité des décisions du juge dans le temps à l’égard des sites miroirs.

Cette compétence de caractérisation traduit selon moi le sens que nous pourrions donner ànotre régulation, une action souple et agile permettant de sécuriser ce qui relève actuellement d’initiatives privées ou de renforcer l’efficacité des procédures initiées par les ayants droit devant le juge.

La régulation mise en oeuvre par l’Hadopi s’inscrirait donc dans une logique, très conforme à son statut d’autorité publique indépendante, d’objectivation et d’amplification de la lutte pour la défense du droit d’auteur, qui n’est pas qu’un objectif relevant d’intérêts privés mais qui est aussi un objectif de politique publique visant à la préservation de la diversité culturelle et de la création.

Je viens d’évoquer ici les impacts des usages numériques sur l’action de l’Hadopi, mais ces impacts vont bien au-delà de ceux relatifs à la seule protection des oeuvres et embrassent d’autres champs de régulation, relevant de la compétence d’Autorités distinctes sans doute confrontées à des défis qui peuvent parfois être de même nature quant à l’évolution de leurs missions. Il n’est donc pas illégitime de s’interroger sur les synergies susceptibles d’exister entre ces différentes Autorités pour mieux faire face à de tels défis.

Il y a beaucoup à dire sur nos spécificités respectives, qui ont structuré les choix du législateur d’avoir recours à des régulateurs distincts, disposant d’outils et de modalités de régulation distincts, satisfaisant à des objectifs de régulation distincts et agissant à destination d’acteurs relevant de secteurs d’activité distincts. Mais nous avons aussi un certain nombre de points communs au premier rang desquels la poursuite de l’intérêt général, qui comprend notamment la protection du public.

Je ne dirai jamais assez que le piratage présente des risques pour les consommateurs.

Je sais que cet objectif de protéger les usagers, et notamment les plus vulnérables, des risques que peuvent comporter les pratiques numériques en dépit de toutes les opportunités qu’elles offrent, nous le partageons tous les cinq et que cela sera sans doute l’un de nos plus précieux terrains de collaboration.

Je n’ignore pas que la question des synergies entre régulateurs se pose plus largement qu’au regard de la protection du public et je crois utile de ne pas esquiver le débat. Je n’ai pas deposition de principe ou de logique « boutiquière » dans la manière d’aborder ce débat, l’Hadopi est ouverte à l’étude de tous les hypothèses et de toutes les modalités utiles de collaboration ou de rapprochement.

En revanche, il m’apparaît souhaitable que les discussions sur le rapprochement de tel ou tel régulateur n’obèrent pas celles que nous devons avoir, au préalable, sur les objectifs d’une politique publique de régulation du numérique et les moyens que nous souhaitons mettre à son service.

Tout d’abord, les objectifs de notre régulation, il revient bien sûr au législateur et au Gouvernement de les déterminer. Je me permettrais simplement d’indiquer que, à mon sens, la régulation du numérique doit être significativement renforcée si nous voulons faire respecter notre droit et les valeurs qui le sous-tendent afin d’éviter que des acteurs économiques internationaux, aujourd’hui dotés d’une puissance n’ayant plus rien à envier à la puissance des États, ne deviennent régulateurs à notre place, fixant les règles à leur seul bénéfice sans aucun souci du respect d’objectifs et de principes que nous souhaitons voir enoeuvre dans l’espace numérique. Les mentalités ont changé et chacun peut comprendre aujourd’hui que l’action des pouvoirs publics vis-à-vis d’Internet n’est pas systématiquement et dogmatiquement une atteinte aux libertés d’expression, de communication ou d’entreprendre, mais qu’il peut au contraire s’agir d’une action qui protège et qui prémunit, qui rétablit les équilibres et qui promeut des valeurs, bref qui sert le bien commun.

Pour ce qui est des moyens, j’insisterai simplement sur tout l’intérêt qui s’attache au développement d’outils de droit souple. Je suis convaincu qu’il faut se garder de la tentation de vouloir tout normer et qu’il faut rester humbles quant à notre capacité à imaginer les usages de demain. Les cadres de régulation évoqués par mes collègues ou plus généralementdans les débats – de co-régulation ou de supra-régulation notamment - s’inscrivent dans cette logique et peuvent accompagner avec souplesse des actions partenariales entre acteurs publics et acteurs privés.

En conclusion, je dirai que toutes les perspectives d’évolution envisagées de la régulation du numérique ne pourront, quel que soit leur intérêt, trouver leur véritable efficacité sans que soient concomitamment développées des actions d’envergure en matière d’éducation et de sensibilisation du public, tout particulièrement du jeune public, à des usages responsables des outils numériques. Il s’agit là d’un véritable enjeu citoyen !

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