Bonjour à toutes et à tous,
Merci beaucoup, cher Philippe Bailly, pour cette invitation et bravo pour l’organisation de cette journée d’échanges très intéressants organisée à votre initiative par NPA.
Merci aussi à Youssef Al Obaidi pour son message de soutien sincère et déterminé à la lutte contre le piratage sous toutes ses formes, et celui des contenus sportifs mérite en effet aussi toute notre attention.
Vous m’avez invité à traiter la question suivante « du téléchargement au streaming, du « on demand » au direct, du cinéma au sport : quelles réponses juridiques et techniques aux nouvelles formes de piraterie ? ».
Je vous propose donc de revenir sur les évolutions des pratiques et des techniques de piratage pour analyser, en parallèle, les réponses juridiques qui ont pu être apportées et surtout celles qui pourraient l’être à l’avenir.
En 1999 apparaissait « Napster », célèbre et premier logiciel pair à pair accessible à tous les internautes et principalement dédié au partage illégal de contenus culturels.
Dix ans plus tard, l’Hadopi était créée pour lutter contre ces usages illicites. On dénombrait alors plus de 8 millions d’utilisateurs de pair à pair à des fins illégales. Ils représentaient un quart des internautes, ils étaient deux fois plus nombreux que ceux qui pratiquaient le téléchargement, trois fois plus nombreux que ceux qui pratiquaient le streaming.
Il aura fallu une nouvelle directive européenne ainsi que trois lois en France pour aboutir à la création d’un dispositif spécifique dédié à la lutte contre ces utilisations illégales des logiciels de pair à pair.
Aujourd’hui, bientôt vingt ans après l’apparition de Napster, dix ans après la mise en place de l’Hadopi, les utilisateurs de streaming sont plus nombreux que les utilisateurs de téléchargement qui sont eux-mêmes plus nombreux que les utilisateurs de pair à pair.
Pourtant, l’Hadopi qui a été conçue pour décourager les utilisateurs illicites de pair à pair, n’est pas véritablement outillée pour lutter contre ces nouveaux usages.
Nous appelons donc de nos voeux une évolution législative des dispositifs publics de lutte contre le piratage.
Comment penser cette nécessaire évolution pour ne plus avoir un temps de retard sur les usages et les technologies ?
C’est ainsi que je crois devoir comprendre la question que vous me posez.
Pour y répondre, il convient tout d’abord d’évoquer les grandes étapes de la lutte contre le piratage ces dix dernières années.
Dès la mise en place de l’Hadopi et l’envoi des premiers avertissements aux internautes dans le cadre de la procédure de réponse graduée, les usages en pair à pair ont commencé à diminuer. Aujourd’hui ils se trouvent réduits de moitié.
A l’inverse, les pratiques de streaming et de téléchargement se sont développées, mécaniquement, en même temps que les abonnements très haut débits, permettant d’échanger des volumes importants de données, prenaient leur essor.
Dès sa création, l’Hadopi a commencé à travailler aux évolutions possibles de ses missions pour contrer ces nouvelles formes de piratage et établi deux rapports en ce sens. Mais l’action publique n’a pas suivi. Dommage… Car nous étions apparus en France en 2009 comme pionniers dans la mise en place d’un outil original de protection du droit d’auteur. Et cette inventivité ne s’est pas renouvelée à la mesure de l’inventivité des sites pirates qui sont apparus.
C’est d’abord l’ère du célèbre site « Megaupload », le premier à se faire mondialement connaître pour permettre la mise à disposition de tous biens culturels, dans des proportions massives. Certains utilisateurs sont payés pour partager, d’autres payent pour s’abonner. C’est un nouveau modèle qui séduit alors plusieurs millions de français chaque mois.
La justice américaine parviendra à fermer Megaupload en 2012. Cette fermeture est vécue comme un séisme sur Internet – et de fait le site captait 4 % du trafic mondial. Les internautes se reportent vers d’autres sites pirates, sans que Megaupload ne trouve véritablement de successeur.
En France, l’affaire allostreaming, qui durera de 2011 à 2017, sera la première action en « cessation » conduite par les ayants droit. Le code de la propriété intellectuelle leur permet, en effet, aux termes de l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, de saisir le juge pour obtenir des intermédiaires qu’ils prennent toutes les mesures utiles pour faire cesser les atteintes aux droits d’auteur causés par des sites eux-mêmes souvent hors de portée de toute mise en cause judiciaire car localisés à l’étranger dans des pays peu regardants sur l’illicéité de leur activité.
La question des sites dits « miroirs » se pose déjà : comment s’assurer que les décisions de justice soient effectives dès lors qu’il suffit pour un site bloqué de changer d’adresse pour rester accessible ? Le juge met alors en exergue l’absence d’une Autorité publique susceptible d’assurer le suivi de sa décision et d’en garantir l’effectivité.
Plus tard, l’affaire Zone téléchargement, au pénal cette fois, montrera que d’autres dispositifs de contournement des décisions de justice doivent être pris en compte. Après avoir été fermé, le site est « reconstruit » de toutes pièces en quelques mois, vraisemblablement par une nouvelle équipe mais avec le même succès.
Enfin très récemment, dans l’affaire dite « filmotv », le juge semble avoir tenu compte du risque de voir sa décision contournée par des sites miroirs.
En effet, il a précisé que les sites qu’il décidait de déréférencer, c’est-à-dire de « retirer » des résultats des moteurs de recherche, devraient plus être accessibles depuis d’autres adresses URL que celles sur lesquelles il était amené à se prononcer.
Cela permet d’ouvrir la réflexion sur la façon dont nous pourrions traiter plus efficacement à l’avenir le problème des sites miroirs.
Ces avancées jurisprudentielles sont sensibles. Mais le piratage, qui fragilise irrémédiablement le secteur de la création, expose aussi les internautes et notamment les plus vulnérables d’entre eux à des risques importants et génère des pertes fiscales et sociales significatives pour l’Etat : il s’agit désormais de considérer le piratage des oeuvres sur Internet pour ce qu’il est : un trouble véritable à l’ordre public pénalement sanctionné que nous ne pouvons laisser perdurer.
Alors que faire ?
Il faut, certes, conduire à leur terme les démarches initiées depuis plus de cinq ans pour lutter plus efficacement contre les sites de streaming et de téléchargement, ainsi que contre les dispositifs de contournement déployés dès lors que ces sites sont fermés ou bloqués.
Mais il faut aussi prendre dès à présent des mesures pour lutter contre les formes émergentes de piratage et ne pas se retrouver une nouvelle fois en retard sur les usages.
Et les défis aujourd’hui ne manquent pas :
Je pense évidemment aux méthodes nouvelles de contournement des décisions de justice de blocage ou de fermeture des sites pirates, qui se réinventent toujours, par les réseaux sociaux ou la messagerie électronique par exemple.
Je pense aussi à l’utilisation croissante de boitiers multimédias ou de télévisions connectées qui peuvent permettre d’accéder illégalement à un grand nombre de chaînes payantes.
Je pense aussi au piratage en direct, qui atteint notamment les retransmissions d’évènements sportifs.
Dans le prolongement de l’intervention de Youssef Al Obaidi, je voudrais préciser que dans l’esprit de l’article 12 de la version révisée de la directive « droit d’auteur », telle qu’issue des débats au parlement européen, ces retransmissions pourraient, en France aussi, être couvertes par un droit voisin.
Ces usages soulèvent des questions techniques et juridiques délicates, mais nous nous devons d’ores et déjà de nous y confronter.
J’insisterai, à cet égard, sur deux points de méthode. D’une part, nous ne devons pas hésiter à nous intéresser aux modèles étrangers et d’autre part, nous devons systématiquement tenir compte des contraintes inhérentes à Internet et à son fonctionnement si nous voulons être efficaces. Cela veut notamment dire savoir que nous ne pourrons pas tout prévoir, et que nous devons apprendre à nous adapter.
S’agissant de l’inspiration que nous pourrions trouver à l’étranger, je retiendrais plus particulièrement deux types d’actions :
- D’une part, les mesures tendant à faciliter l’implication de ceux que l’on appelle les « intermédiaires » : les services de paiement en ligne, les acteurs de la publicité, les hébergeurs techniques, les bureaux d’enregistrement de noms de domaine.
- Et d’autre part, les mesures directement dirigées contre les sites contrefaisants et leurs répliques pour en bloquer ou en fermer l’accès.
Il existe pour l’une et l’autre de ces deux types de mesures différents niveaux d’implication des acteurs publics en Europe.
Les mesures visant à assécher et à isoler les sites massivement contrefaisants relevant de l’approche dite « Follow the money » peuvent relever de la liberté contractuelle des acteurs signataires dans le cadre d’une autorégulation volontaire strictement privée sans réelle intervention publique, comme aux Etats-Unis ou en France.
Mais, compte tenu des recommandations prônées par la Commission européenne en matière de caractérisation des sites illicites, l’intervention d’une autorité publique est prévue dans plusieurs pays. Elle doit apporter des garanties en termes de fiabilité et de contrôle des sites objets des mesures, ainsi qu’une meilleure évaluation de l’impact et de l’efficacité de ces actions d’assèchement.
C’est le cas en Espagne où ce type de dispositif a été imposé par la loi et au Royaume-Uni par exemple, où une unité spécialisée de la police de Londres établit une liste de sites litigieux.
D’autres pays ont choisi d’avoir recours au blocage administratif. La directive 2000/31 du 8 juin 2000 dite « commerce électronique » - non spécifique au droit d’auteur - prévoit en effet la possibilité, « pour une juridiction ou une autorité administrative » « d’exiger du prestataire qu'il mette un terme à une violation ou qu'il prévienne une violation ». La Commission a précisé dans sa communication du 29 novembre 2017 relative à la directive dite IPRED que l’objectif de faire cesser la réapparition des sites miroirs peut également être atteint grâce à l’intervention d’une autorité publique ou de la police.
Ainsi, en Italie, au Portugal et en Espagne, les autorités sont saisies par les ayants droit et ont le pouvoir de prendre à l’encontre des hébergeurs et des fournisseurs d’accès à Internet des mesures de retrait des oeuvres ou de blocage administratif du site selon la nature des manquements ou le lieu géographique d’implantation du site.
Il existe enfin des procédures judiciaires de blocage simplifiées en Europe. Lorsque les décisions de blocage relèvent du juge, les ayants droit et les fournisseurs d’accès sont parvenus dans certains pays à s’accorder pour assurerl’effectivité du blocage dans le temps. Ainsi au Danemark et au Royaume-Uni, sur la base de l’injonction du juge, les dispositifs de contournement sont bloqués dans le cadre d’accords entre les fournisseurs d’accès à Internet et les ayants droit.
Le modèle français est sans doute à inventer dans le respect de notre tradition juridique mais il ne peut faire l’économie d’une approche comparative tirant les enseignements des expériences étrangères. Il devra également tenir compte des contraintes systémiques que la régulation sur Internet présente.
J’en dénombrerais cinq :
- La rapidité d’évolution des usages et des technologies, à laquelle le régulateur doit rester capable de s’adapter. Cela milite pour éviter de trop privilégier la production normative s’inscrivant dans le marbre de la loi pour favoriser le recours au droit souple.
- L’absence de « frontières » sur Internet, ce qui invite à réfléchir aussi souvent que possible à des solutions aux niveaux européen et international.
- L’existence d’obstacles techniques, qui peuvent empêcher la mise en place de solutions qui paraitraient de bon sens en principe.
- Le déplacement des équilibres économiques, particulièrement saillant dans le domaine de la création.
- La sensibilité politique forte, en France et au niveau européen, de tout sujet ayant trait à la circulation des contenus sur Internet.
La récurrence de ces contraintes appelle ainsi une régulation souple et experte, agile et adaptable, ouverte aux collaborations européennes et internationales.
Nous bénéficions aujourd’hui d’un consensus sur la nécessité d’agir contre le piratage et d’une institution spécialisée, experte, en ordre de marche, à la disposition des pouvoirs publics pour exercer encore plus et mieux ses missions au service de la protection de la création. Saisissons-nous tous collectivement de cette opportunité et retrouvons avec allant, pragmatisme et inventivité les voies d’une dynamique nouvelle pour être à la hauteur des exigences de cette action au service de l’intérêt général qu’est la lutte contre le piratage.