Seul le prononcé fait foi.
Monsieur le président,
Madame la rapporteure,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Tout d’abord je voudrais dire que c’est avec non seulement un grand intérêt mais aussi une infinie satisfaction que nous avons découvert les travaux et les conclusions de votre mission et, à ce titre, je tiens au nom de l’Hadopi à vous faire part de notre gratitude quant à la manière dont les travaux ont été menés et quant à la manière dont vous avez su analyser, avec une très grande finesse et une très grande subtilité, les enjeux de la lutte contre le piratage. Au nombre des quarante propositions de votre rapport, celles qui concernent le renforcement de cette lutte et les pouvoirs nouveaux et nécessaires pour que l’Hadopi mène à bien, mieux, plus efficacement, cette lutte, ne peuvent que nous ravir.
Nous comprenons, à travers l’approche qui est celle de votre rapport, que ce renforcement trouverait à s’appuyer sur un nouveau mode d’organisation institutionnelle. Il est dit, je reprends mot à mot, que la fusion avec le CSA serait une fusion destinée à pouvoir en quelque sorte instaurer un régulateur unique des contenus. De la même façon, il est dit que cette fusion serait destinée à donner plus de légitimité, plus de moyens à la lutte contre le piratage. C’est donc une perspective qui est envisagée comme une perspective de meilleure efficacité d’une institution publique mise au service de cette lutte. Cette proposition est, à n’en pas douter, conçue avec l’objectif de conforter et de valoriser non seulement la manière dont l’institution que je préside fonctionne aujourd’hui mais surtout dont elle fonctionnerait demain en pleine cohérence avec les nouveaux pouvoirs et les nouvelles missions qui lui seraient attribuées, tels qu’ils sont esquissés dans votre rapport.
Je l’ai dit lorsque j’ai été auditionné par votre mission d’information et donc je ne retrancherai ni n’ajouterai un mot à ce que j’ai dit alors : je suis ouvert à l’exploration de tous les possibles en matière d’évolution institutionnelle et organisationnelle des instances de régulation qui de près ou de loin ont à intervenir dans le domaine du numérique, pour autant bien sûr que les choix retenus répondent aux nécessités de l’intérêt général car c’est bien le service de l’intérêt général qui constitue cet ADN commun à l’ensemble des autorités administratives indépendantes. L’intérêt général commande, me semble-t-il, de rechercher quelles sont au fond les architectures institutionnelles qui sont les mieux à mêmes de servir une politique publique de régulation sachant qu’évidemment il faut que cette politique publique soit fixée avec précision et après une réflexion approfondie sur les objectifs de régulation qu’on souhaite voir atteindre. Je crois que c’est cela l’enjeu en réalité du grand chantier qui va s’ouvrir aujourd’hui : c’est de voir, à travers l’apport très précieux de votre rapport et de ses propositions, dans quelle mesure peut être établie une sorte de feuille de route de ce que seront les objectifs de régulation à cinq ans ou dix ans puisqu’on se doit d’être dans une logique prospective.
À ce titre, les différentes solutions de rapprochement entre les autorités – il est évoqué plus spécifiquement dans votre rapport le rapprochement sous un mode fusionnel entre le CSA et l’HADOPI mais d’autres autorités peuvent être concernées – méritent à mes yeux d’être pleinement expertisées. Toutes les solutions de rapprochement doivent l’être, quelles qu’elles soient, sans exclusive, fusion comprise. Il n’y a pas pour moi, je l’ai dit, de tabou à évoquer cette dernière solution.
Je souhaite, dans ce débat et dans la manière dont il doit être abordé, qu’il le soit sans dogmatisme et sans aucun esprit de système. Sans souci, non plus, de corporatisme ou de ce que j’appellerais de défense « boutiquière » de nos institutions. Nous sommes ici, encore une fois, simplement pour voir comment on sert au mieux ce qui sera déterminé par le Gouvernement et le Parlement en termes de nouvelles régulations numériques.
Il me semble donc que, dans cet exercice, il faut au contraire que nous fassions collectivement, vous, nous, le Gouvernement, preuve de pragmatisme, preuve d’inventivité, preuve également d’une forme d’objectivité sur l’expertise qui doit être déployée. Pour moi, cela signifie que la question de la régulation doit, en tout état de cause, précéder celle des régulateurs. La pertinence des modèles institutionnels de régulation retenus dépendra, j’en suis certain, avant tout des objectifs que le législateur donnera à cette politique de régulation, encore une fois à partir de principes et de valeurs qui doivent toujours être mobilisés avec la seule préoccupation de satisfaire l’intérêt général.
Je me permets de vous livrer quelques éléments de contexte qui pourront peut-être aider à éclairer les réflexions à mener.S’agissant de ce qui tend à être qualifié de « régulation numérique », le Gouvernement a souhaité qu’il soit débattu d’une modalité transverse de régulation du numérique à travers les États généraux des nouvelles régulations numériques dont le secrétaire d’État chargé du numérique, qui interviendra après la présente table ronde, a lancé les travaux. Sans préjuger de ce que sera cette politique de régulation nouvelle, elle ne nous appartient pas, ce sera l’œuvre du Gouvernement, celle du Parlement, notre expérience nous conduit à attirer l’attention des pouvoirs publics sur quelques particularités importantes de la régulation à l’ère numérique.
Première particularité, toute intervention publique sur Internet, sur les réseaux numériques, questionne immédiatement le respect de la liberté d’expression, de la liberté de communication et de la liberté d’entreprendre. Il faut donc être particulièrement vigilant, à mon sens, sur le respect du principe de proportionnalité entre les modalités d’intervention en matière de régulation numérique et la préservation de ces libertés. Ce que je dis là n’est absolument pas une manière d’éviter cette intervention, je tiens bien à le dire car, à mon sens, une telle intervention est absolument nécessaire face aux risques, hélas avérés, de non-respect de notre droit dans cet espace numérique comme face aux velléités, toujours sous-jacentes chez les « libertaires » d’Internet, d’exhorter à une position de régulation publique totalement désengagée. Face aussi à la possibilité, en réalité, de voir se développer une régulation qui serait une régulation échappant à la sphère publique et aux acteurs publics et qui reviendrait à une régulation opérée par quelques grands acteurs, dont on connaît les noms, regroupés sous ce vocable de GAFA, et qui sont des acteurs totalement transnationaux.
Il n’y a pas de sujet pour moi sur la nécessité d’intervenir en termes de régulation numérique. Si l’on admet que cette régulation est nécessaire, et je le crois, elle doit s’opérer dans le cadre de plusieurs contraintes systémiques. Je les cite sans les développer outre mesure.
La première est que l’on doit absolument tenir compte du fait que les technologies et les usages évoluent rapidement. Cela veut dire que l’on doit, le plus possible, privilégier non pas une production normative qui s’inscrive dans le « marbre » de la loi mais, à mon sens, favoriser autant que faire se peut un recours au droit souple.
Deuxième contrainte, le fait qu’Internet ne connaît pas de frontière, et je rejoins pleinement sur ce point Olivier Schrameck, le président du CSA, pour dire que l’exercice doit être pensé au niveau européen et international. Il n’y aura pas de solution hexagonale aux sujets et aux enjeux auxquels nous sommes confrontés.
Troisième contrainte systémique, la régulation doit tenir compte d’obstacles techniques, qui peuvent empêcher la mise en place de solutions qui paraîtraient de bon sens en principe. Pour donner un exemple, nous nous sommes heurtés à une telle contrainte à l’HADOPI, en ce qui concerne la réponse graduée qui ne peut faire face au piratage sur d’autres réseaux que les réseaux pair-à-pair pour des raisons techniques. Tout le monde nous dit : mais pourquoi vous ne vous intéressez pas au streaming à travers la réponse graduée ? Pourquoi vous ne vous intéressez pas au téléchargement direct ? Et bien parce que techniquement, c’est impossible et donc il faut trouver d’autres solutions pour s’attaquer à ces modes de piratage.
Autre contrainte systémique, vous en avez parlé abondamment dans la table ronde qui précédait, donc je n’y reviens pas, la prise en compte du déplacement des équilibres économiques dans la chaîne de valeur, particulièrement dans cette chaîne de valeur qui est celle liée à la création.
Enfin, dernière contrainte systémique, il faut absolument tenir compte, et les récents débats sur l’article 13 du projet de directive sur le droit d’auteur à Bruxelles l’ont abondamment montré, de la sensibilité politique extrêmement forte en France mais aussi en Europe sur tout sujet ayant trait à la circulation des contenus sur Internet.
La récurrence de ces contraintes appelle ainsi une régulation qui doit être une régulation souple, experte, agile, adaptable et ouverte aux collaborations européennes et internationales.
Un dernier mot sur ce que, dans le rapport, vous appelez, la régulation des contenus puisque, au fond, c’est ça qui justifie principalement cette proposition de fusion entre l’HADOPI et le CSA. On peut, en réalité, identifier bon nombre de contenus « à risques » pour lesquels se pose la question de savoir s’il convient de leur appliquer des modalités de régulation similaires. On peut citer les contenus contrefaisants, les jeux en ligne non autorisés, la manipulation de l’information ou même la propagation de contenus haineux sur le Net.
L’éventuelle convergence des outils qui sont susceptibles de concourir à une régulation de ces contenus en ligne doit être explorée. Il faut cependant rester attentif, je crois, aux différences que peuvent présenter ces contenus et aux modalités de régulation distinctes qui peuvent en découler.
Tout d’abord, il y a des différences quant à la gravité des infractions et donc des libertés ou des règles de protection de l’ordre public qui sont en jeu. La recherche de l’équilibre des droits et libertés en balance est de loin le facteur qui, je crois, doit être le plus déterminant dans les solutions de régulation à rechercher.
Il y a également d’autres différences qui doivent être prises en considération pour préciser la régulation que l’on voudrait mettre en œuvre, comme la facilité avec laquelle nous sommes susceptibles de détecter ces contenus ou de déterminer quelles sont leurs sources – sont-ils diffusés par des acteurs économiques, des usagers, les deux à la fois ? Est-ce que, et c’est le cas en matière de lutte contre le piratage, l’utilisateur est une victime ou un auteur du piratage ? Les volumes en cause doivent sans doute aussi conduire à des logiques qui peuvent être différentes.
Enfin et surtout, il me semble essentiel de distinguer les modalités de notre régulation selon que l’on souhaite traiter des contenus dont la nature même doit être appréciée - la qualification relevant d’une analyse contextualisée, circonstanciée, de la teneur de ce contenu - comme le fait le Conseil supérieur de l’audiovisuel très régulièrement en matière de programmes audiovisuels ou s’il s’agit au contraire d’une qualification automatique, indépendante de la nature intrinsèque du contenu comme c’est le cas de ce que l’on fait à l’HADOPI en matière de lutte contre la contrefaçon en ligne où ce sont les conditions de mise à disposition du contenu qui nous importent sur le point de savoir si elles sont respectueuses ou non du droit d’auteur.
Je crois qu’à ce stade de nos réflexions, il serait bon d’interroger également les modèles étrangers. Il me semble que l’on ne peut pas avancer sur ce sujet dans une logique purement franco-française. Il y a des autorités convergées dans certains pays, elles ont un bilan et il serait utile d’avoir un regard comparatif pour en quelque sorte valoriser ce qu’il y a de mieux dans ces modèles étrangers.
Je crois aussi que l’on peut, indépendamment de ce point d’aboutissement fusionnel qui est évoqué dans votre rapport, dès aujourd’hui mettre en œuvre sur un mode beaucoup plus pragmatique, beaucoup plus sous forme d’expérimentations, des coopérations institutionnelles plus poussées. Le président Schrameck l’a évoqué, un projet de convention a été élaboré il y a quelques années entre le CSA et l’HADOPI, projet qui n’a pas abouti pour des raisons conjoncturelles. Mais, à y regarder de plus près, ce projet avait de la consistance et permettait d’ores et déjà d’envisager des modes de coopération, des modes de mutualisation beaucoup plus étroits. Un tel projet mériterait sans doute d’être réactivé. En tout état de cause, disons-le, on n’a pas attendu la table ronde qui nous réunit aujourd’hui pour d’ores et déjà travailler en commun. Nous avons ainsi initié des études sur des sujets qui communément ont trait à nos compétences et relèvent de nos préoccupations comme par exemple l’étude sur les assistants vocaux. Cette étude HADOPI-CSA fait d’ailleurs l’objet d’un comité de pilotage réunissant la CNIL, l’ARCEP et l’Autorité de la concurrence. De la même façon, concernant la conception de modules pédagogiques aux fins de sensibilisation du jeune public, nous travaillons beaucoup en collaboration avec la CNIL.
On a également aujourd’hui développé des actions de coopération dans le champ des ressources humaines (formation et mobilité des agents) qui réunissent les efforts conjoints de plusieurs Autorités indépendantes : HADOPI, CSA, CNIL, ARJEL, ARCEP.
Voilà ce que je souhaitais dire : pragmatisme, expérimentation et regard porté sur l’étranger. Je crois que c’est à cette aune-là, à cette lumière-là, que nous pourrons avancer dans ce débat d’une manière rationnelle et efficace.
Retrouvez la vidéo de l’intervention du président Denis Rapone en cliquant ici.