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Discours de Denis Rapone lors de la table ronde relative au piratage des retransmissions sportives

28 janvier 2019

Lundi 22 janvier 2019, la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat rassemblait des acteurs français et européens du monde sportif pour réfléchir aux moyens d’action contre le piratage des retransmissions sportives.

Intervention du président de l’Hadopi

Table ronde relative au piratage des retransmissions sportives

Commission de la culture, de l’éduction et de la communication

 Sénat - 22 janvier 2019

 Seul le prononcé fait foi

Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie beaucoup pour cette invitation. Vous savez que c’est toujours un honneur et un plaisir de me trouver devant votre Commission pour y porter la voix et les positions de l’Hadopi.

Je remercie aussi infiniment vos invités : j’ai écouté leurs interventions, passionnantes, avec d’autant plus d’attention et d’intérêt que le sujet du piratage des retransmissions sportives est un sujet nouveau pour nous puisqu’il ne relève pas directement de nos compétences. Nous ne pouvons nous prévaloir, à son égard, du même niveau d’expertise que celui que nous avons pu développer en matière de contrefaçon d’œuvres culturelles sur Internet.

Pourtant, depuis plusieurs années, nos services en charge de l'observation des usages licites et illicites d'œuvres protégées sur Internet voient apparaître de plus en plus de sites et de services dédiés au piratage de retransmissions sportives.

Plus récemment, un certain nombre d’acteurs appartenant à l’écosystème des retransmissions de manifestations sportives, qu’il s’agisse de chaînes de télévision, telles que Canal+ ou BeIn ou qu’il s’agisse de ligues professionnelles sportives telle que la Ligue de football professionnelle, se sont rapprochés de nous afin de solliciter notre expertise sur ce sujet délicat.

Avec beaucoup de prudence, je voudrais vous faire part des quelques réflexions que nous avons pu à ce stade esquisser.

Les pratiques de piratage de retransmissions sportives et celles de piratage des œuvres audiovisuelles protégées présentent de nombreuses caractéristiques communes. C’est le premier point que j’aborderai.

Ces similarités nous invitent à réfléchir à la façon dont les travaux menés par l’Hadopi pour proposer des solutions de renforcement de la lutte contre la contrefaçon en ligne des biens culturels pourraient être mis au profit des défis à relever pour protéger les programmes sportifs sur Internet. J’évoquerai donc, dans un deuxième temps, les pistes qui pourraient être envisagées en France pour que l’Autorité concoure à une lutte renforcée contre le piratage de retransmissions sportives.  

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Nous sommes aujourd’hui face à un même défi à relever. Concrètement, qu’il s’agisse de programmes sportifs ou culturels, nous avons à faire face à un grand nombre de sites Internet ou de services qui mettent à la disposition des usagers, de façon gratuite ou payante, des contenus protégés sans autorisation.

Ce sont des pratiques de piratage massives : les contenus piratés sont des contenus attractifs, souvent plébiscités par un grand nombre de consommateurs, qui font l’objet d’une large diffusion illégale sur Internet.

Ce sont des pratiques organisées par des acteurs résilients : les sites et services qui organisent ce piratage commercial ont en commun de se rendre insaisissables, en s’établissant à l’étranger par exemple, ou encore de se répliquer rapidement dès qu'est mis un terme à leur activité.

Ce sont des pratiques à risques pour les consommateurs : les sites ou services pirates ont également pour habitude d’exposer leurs utilisateurs à des risques divers, en matière de sécurité informatique, de protection des données personnelles ou d'exposition à des contenus inappropriés, par exemple.

Ce sont, enfin, des pratiques dont la commission répétée fragilise les acteurs privés concernés mais peut entraîner aussi un préjudice pour l’État, qui y perd des emplois ainsi que des recettes fiscales et sociales importantes.  

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Par ailleurs, et c’est un élément important, les pratiques de piratage culturels et sportifs s’opèrent selon des modalités techniques proches.

Dans le cas des contenus culturels, les mises à disposition peuvent relever de différentes technologies (pair à pair, téléchargement direct, streaming). Mais comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire devant vous, le streaming est désormais devenue la technologie la plus utilisée pour la contrefaçon en ligne. Dans le cas des retransmissions sportives, le streaming est pratiquement la seule technologie utilisée pour pirater celles-ci.

Cela implique, entre autre, que la procédure de réponse graduée, qui a été pensée pour lutter contre les pratiques de piratage en pair à pair, ne peut y être appliquée pour des raisons à la fois techniques et juridiques.

Ainsi la lutte contre le piratage des retransmissions sportives et la lutte contre le piratage des contenus culturels relèvent en partie du même défi : comment faire cesser les diffusions illicites des sites et services de streaming ?

Aujourd’hui des voies d’action en justice existent pour les titulaires de droits d’auteur ou de droits voisins. Elles peuvent permettre de faire cesser ces infractions soit en obtenant la fermeture du site ou du service en cause, soit en obtenant des fournisseurs d’accès à Internet qu’ils en bloquent l’accès, soit encore en obtenant des moteurs de recherche le déréférencement du site. 

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J’en viens donc au second point que je souhaiterais aborder : comment l’Autorité peut-elle aider le secteur du sport à agir de façon rapide et durable contre ces sites et services ?

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Pour que l’Hadopi puisse intervenir en matière de retransmissions sportives, il faudrait déjà qu’elle soit compétente.

Les évènements sportifs ne sont pas considérés comme des "œuvres" et ne relèvent pas, en principe, du droit d'auteur ni d’un droit voisin.  

Au niveau européen, l'article 12 bis du projet de révision de la directive de 2001 dite « droit d’auteur » a retenu notre attention. Il prévoit que les États membres confèrent aux organisateurs d’évènements sportifs des droits voisins du droit d’auteur, c’est-à-dire qu’ils disposent du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction, la communication ou la mise à disposition du public de leur manifestation.

Sans savoir si cet article pourra finalement, à l’issue du trilogue actuellement en cours à Bruxelles, figurer dans la directive qui sera adoptée, il est intéressant de noter que certaines législations nationales au sein de l'union européenne prévoient déjà des droits voisins spéciaux pour les organisateurs d'évènements sportifs. En Italie, par exemple, un nouveau droit voisin a été introduit en 2008 dans la législation en matière de droit d'auteur pour les protéger. De même, la loi allemande accorde à l'organisateur commercial de performances sportives un droit voisin spécifique.

Cette piste pourrait également être explorée en France.

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Cela étant dit, dans l’hypothèse où l’Hadopi serait compétente pour la protection des droits des organisateurs d’évènements sportifs qui auraient été reconnus par la loi comme des droits voisins, le défi à relever resterait entier.

Certains pays européens ont mis en place des solutions conférant un rôle important à l’Autorité publique.

En Italie et en Grèce, une autorité administrative peut prononcer des injonctions de blocage ayant force exécutoire à l’encontre des fournisseurs d’accès à internet. L’Autorité peut sanctionner les fournisseurs d’accès dans l’hypothèse où ils refuseraient de mettre en œuvre ces injonctions.

L’Espagne – comme le Portugal, cela a été évoqué - ont quant à eux mis en place un système d’injonctions de blocage prononcées par une autorité administrative, mais impliquant l’intervention du juge de l’exécution en cas de refus du fournisseur d’accès à Internet.

Il semble difficile d’imaginer des solutions rigoureusement similaires en France.

La France a fait le choix d’une transposition plus restrictive de la directive « commerce électronique » que ces pays, qui limite la possibilité de formuler des injonctions de blocage au seul juge. Une seule exception a été insérée en 2014, en matière de pédopornographie et de terrorisme.

Face au piratage des contenus sportifs, il me semble alors nécessaire de distinguer deux cas de figure :

·    Le cas, semblable à ceux observés en matière de lutte contre le piratage d’œuvres culturelles, où l’objectif est d’obtenir en quelques semaines ou quelques mois le blocage pérenne d’un site ou service contrefaisant qui propose des contenus sportifs piratés.

·      Le cas, propre aux retransmissions sportives, où l’objectif est d’obtenir le blocage immédiat mais ponctuel d’un site ou d’un service qui diffuserait une manifestation sportive en direct. En effet, dans cette situation, le préjudice est instantané. À chaque minute de jeu, la retransmission perd de sa valeur. À la fin du match, les jeux sont faits.

Dans la première hypothèse, où nous disposons d’un peu de temps pour agir, nous préconisons que l’Autorité dispose d’une compétence générale de caractérisation des sites massivement contrefaisants en matière sportive. Il y là une voie d’évolution des modalités d’action de l’Hadopi pour mieux lutter contre le piratage en streaming qui serait commune au piratage des contenus sportifs et à celui des contenus culturels.

Dans cette perspective, l’Autorité serait chargée d’identifier les sites ou services dédiés au piratage, sur la base de critères objectifs rendus publics et établis au terme d’une procédure contradictoire, susceptible bien sûr de recours comme toute décision administrative. Ce travail de caractérisation par l’Autorité pourrait permettre :

  • d’informer et de sensibiliser le grand public pour l’orienter vers des offres légales ;
  • d’impliquer les intermédiaires techniques pour qu’ils cessent de collaborer avec les sites pirates et que ces derniers se trouvent progressivement privés de ressources viables ;
  • de faciliter l’office du juge dans le cadre des procédures visant au blocage ou à la fermeture de ces sites, en pouvant agir auprès du juge comme expert ou comme tiers de confiance.

En outre, cette compétence générale de caractérisation pourrait trouver à s’appliquer à l’égard des sites ou services dits « miroirs », c’est-à-dire de ceux qui à l’issue d’une décision de justice, utilisent des méthodes de contournement pour poursuivre leurs activités illégales et rester accessible aux internautes.

L’Autorité publique pourrait notamment être chargée d’encadrer des accords entre les titulaires de droits et les fournisseurs d’accès à Internet pour assurer le suivi dans le temps des décisions de justice.

Je me permets d’ajouter que cette proposition pourrait s’articuler très opportunément avec l’article 24 de la loi dite « éthique du sport » (loi du 1er mars 2017 visant à préserver l'éthique du sport, à renforcer la régulation et la transparence du sport professionnel et à améliorer la compétitivité des clubs), qui prévoit que les acteurs du sport et ceux d’Internet peuvent conclure des accords relatifs aux mesures et bonnes pratiques qu'ils s'engagent à mettre en œuvre en vue de lutter contre le piratage de retransmission sportives. 

La seconde hypothèse que j’évoquais, où il apparaîtrait nécessaire de procéder au blocage d’un site ou d’un service « en direct », est encore plus difficile à appréhender.

Dans cette situation, l’intervention de l’Autorité comme tiers de confiance en charge de l’identification des sites pirates pourrait ne pas être suffisante.

Comme je le disais précédemment, contrairement à d’autres pays européens, la France a choisi jusqu’alors de réserver la possibilité de formuler des injonctions de blocage au juge, en matière de piratage de contenus culturels. Pour autant, il n’apparaît pas possible que de telles injonctions puissent, en matière de piratage des contenus sportifs, être prononcées en moins de temps qu’une mi-temps.

S’il fallait imaginer l’intervention d’une Autorité publique dans une procédure de blocage, il serait impératif bien sûr qu’elle soit très rigoureusement encadrée. Premier lieu, son intervention devrait strictement être limitée aux cas :

  • où l’atteinte aux droits est manifeste et massive ;où le préjudice est imminent et irrémédiable ;
  • où l’Autorité est la seule susceptible de pouvoir prendre des mesures efficaces, le juge civil ne pouvant, même en référé, répondre dans les conditions d’immédiateté requises au live streaming illicite. 

S’il s’avère que toutes ces conditions sont bien réunies, nous pourrions explorer la possibilité de confier à l’Autorité un pouvoir d’injonction de blocage ponctuel, pendant la seule durée de la retransmission, ou de blocage conservatoire, dans l’attente d’une décision de justice de validation postérieure. En l’absence d’action en justice menée par les titulaires de droits dans un délai à déterminer, la mesure deviendrait caduque.

Rien ne permet de dire, à ce stade, que la piste du blocage conservatoire, inédite à notre connaissance, serait de nature à pallier l’ensemble des risques d’inconstitutionnalité que présente l’intervention d’une Autorité publique dans une procédure de blocage. Elle nous semble néanmoins mériter d’être étudiée plus avant et l’Autorité, avec le soutien des acteurs concernés et en liaison avec  l’Association pour la protection des programmes sportifs (APPS), se propose par le recours à une mission d’expertise juridique d’approfondir l’analyse juridique sur faisabilité d’une telle solution au regard de nos contraintes constitutionnelles.

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Vous pouvez télécharger le discours de Denis Rapone en cliquant ici.

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